vendredi 8 juin 2007

Le mépris du vivant



"Tout enfant qui meurt actuellement de faim est, en réalité, assassiné."

Ce titre, provocateur j'en conviens, est une sentence prononcée par Jean Ziegler dans le documentaire "We feed the world - Le marché de la faim"
de Erwin Wagenhofen.

Ecrivain, professeur à l’université de Genève, Jean Ziegler est le "fil rouge" qui, entre chaque reportage (le pêcheur vivant si près de la nature qu'il mesure le temps en fonction des rythmes des renards ou de la houle de l'océan, les cultures intensives qui assèchent des régions entières et affament les autochtones, les poulets en batteries, ...) nous explique, avec une conviction réelle, les conséquences de la mondialisation ultralibérale non seulement sur la filière agroalimentaire, mais aussi sur l'environnement et sur les populations.

Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler fait figure d’ovni au sein de cette très respectable institution. Depuis trente ans, cet éternel révolté ne cesse de dénoncer l’injustice du système libéral et le cynisme des maîtres du capital qui font crever de faim une partie du monde pour nourrir l’autre.
A travers ses nombreux ouvrages, cet intellectuel hors norme s’est archané à démontrer que les méfaits du système capitaliste mondialisé ne sont pas les conséquences inéluctables de la "main invisible" qui guide les aléas du marché, mais bien l’oeuvre du cynisme de ces "nouveaux féodaux"...


Auteur entre autres de "La Faim dans le monde expliquée à mon fils" éd. Seuil, Paris, 2000 - et de "L'empire de la honte" éd. Fayard, 2006.


Interview
(propos recueillis par Eliane PATRIARCA pour Libération) :


  • Dans le film, vous témoignez comme expert sur la faim.

J’explique que selon le Rapport mondial sur l’alimentation 2006 de la FAO (Food and Alimentation Organisation), l’agriculture mondiale a aujourd’hui la capacité de nourrir 12 milliards d’êtres humains alors que nous sommes 6,2 milliards. Cela signifie que pour la première fois dans l’histoire du monde, la faim n’est pas une fatalité : un enfant qui meurt, faute de nourriture, est un enfant assassiné. 850 millions de personnes sont gravement sous-alimentées, dont 70 % de paysans, c’est une des absurdités de la situation.

  • Pourquoi la faim perdure-t-elle ?
Pour la première fois, grâce à la mondialisation, aux révolutions technologique, électronique et industrielle, nous avons vaincu la pénurie, nous sommes sortis du royaume de la nécessité pour entrer dans le royaume de l’abondance. La tragédie réside dans le fait qu’au moment même où le bonheur serait matériellement possible, nous vivons une reféodalisation du monde, avec une captation de ces immenses richesses nouvellement créées par une oligarchie transcontinentale détentrice du capital financier.

  • Il n’y a donc pas de pénurie alimentaire ?
Non. La cause de la faim, c’est une répartition aberrante des richesses, c’est la politique de libéralisation des échanges de l’OMC, la politique de dumping agricole de l’Union européenne. Dans le documentaire, l’exemple du Brésil est frappant. Sur 181 millions de Brésiliens, 44 sont gravement et en permanence sous-alimentés, alors que c’est un pays agricole. Le président Lula veut combattre la faim, par la réforme agraire notamment, mais pour cela il faudrait qu’il ait de l’argent ! Or, le Brésil est le deuxième pays le plus endetté du monde.
Et qu’est-ce qui peut rapporter des devises permettant de rembourser les intérêts de la dette aux banques des pays du Nord ?
La culture du soja, pour laquelle on détruit la forêt amazonienne : 16 000 hectares en 2006.
Et c’est ce soja qui va nourrir les poulets européens élevés en batterie. Dernier segment de cette chaîne absurde : les parties nobles (cuisses, ailes) de ces poulets vont dans les supermarchés des pays européens, le reste des carcasses est exporté en Afrique et vendu sur les marchés à des prix de dumping, ce qui détruit la production locale.

Grâce aux subventions et aides à l’exportation attribuées par leur gouvernement aux paysans des pays du Nord, sur n’importe quel marché africain, on peut acheter des légumes ou des fruits italiens, français portugais ou espagnols aux deux tiers ou à la moitié du prix de produits autochtones ! Le paysan africain peut bien travailler avec sa femme quinze heures par jour, il n’a pas la moindre chance de conquérir un minimum vital suffisant pour sa famille. Sur 52 pays africains, 37 sont des pays presque exclusivement agricoles, et on s’étonne que des milliers de jeunes Africains risquent leur vie dans l’Atlantique pour débarquer en Sicile ou aux Canaries. Ce sont des réfugiés de la faim.

Aucun commentaire: